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L'Eurovision, vitrine progressiste d'une Europe (qui se veut) ouverte

Dana International, Conchita Wurst et Bilal Hassani, trois candidats emblématiques de l'Eurovision

Dana International, Conchita Wurst et Bilal Hassani, trois candidats emblématiques de l'Eurovision - Menahem Kahana - AFP / Jonathan Nackstrand - AFP / Gilles Scarella - France Télévisions - AFP

Depuis des décennies, l'Eurovision met en lumière des personnalités issues de minorités, souvent LGBT. Créé 12 ans après la Seconde Guerre mondiale, le concours se présente comme le symbole d'une Europe unie et ouverte. Qu'elle le soit ou pas.

À combien de reprises, dans l'histoire de la télévision, les yeux du monde entier se sont-ils tournés vers un artiste drag queen, chantant l'acceptation et la différence à une heure de grande écoute? De mémoire de millenial, l'événement ne s'est produit qu'une seule fois: en 2014, à Copenhague, lorsque Conchita Wurst a remporté l'Eurovision pour l'Autriche. 

Dans le paysage audiovisuel classique, ce personnage campé par le chanteur Thomas Neuwirth faisait figure d'exception. Mais il se fondait aisément dans le panthéon du télé-crochet européen. Car depuis des décennies, bien avant le sacre de la chanteuse barbue, l'Eurovision met en avant des personnalités qui bousculent les normes établies. Ce samedi soir à Tel Aviv, le cru 2019 ne fera pas exception. Ou comment, sous une épaisse couche de kitsch, le concours s'est imposé comme l'une des vitrines les plus progressistes du monde.

Double-sens en 1961

Dana International, chanteuse israélienne transgenre, qui triomphe en 1998. Tatu, le duo russe (faussement) lesbien, qui décroche la troisième place en 2003. Ajoutez à cela les nombreux rainbow flags agités chaque année dans le public: la sensibilité LGBT du concours semble évidente. Et remonte à loin, selon Benoît Blaszczyk, secrétaire de l'association de fans français Eurofans:

"En 1961, le Luxembourg remporte l'Eurovision avec Nous les amoureux, du chanteur Jean-Claude Pascal", raconte-t-il. Le spécialiste lit un sens caché dans cette ballade, qui parle de couples que l'on cherche à "séparer" et à qui l'on prédit "l'enfer". "À l'époque, le public ne le perçoit pas", indique-t-il.

"Célébrer la diversité"

Ce message d'ouverture à la diversité, de vivre-ensemble et de rapprochement n'est pas qu'une caractéristique du concours; c'est une volonté claire et affichée. En témoignent la majorité des slogans de l'événement, instaurés en 2002: "Under the Same Sky" ("Sous le même ciel", 2004), "We Are One" ("Nous sommes un", 2013), "Building Bridges" ("Construire des ponts", 2015) et même, en 2017, "Celebrate Diversity", "Célébrer la diversité". Car la promotion de la tolérance est indissociable de l'ADN de l'Eurovision:

"C'est un rapprochement des peuples, ce concours", résume Benoît Blaszczyk, qui rappelle qu'il a été lancé en 1956 "sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale": "L'Eurovision disait 'au lieu de se faire la guerre, on va se faire une guerre pacifiste en chanson'. C'est le but même de sa création."

Inclusion globale

Aussi, il insiste sur le fait que l'Eurovision a mis en avant toutes sortes de minorités, pas forcément sexuelles. En 2017, l'Australie est représentée par Isaiah, un chanteur issu des peuples aborigènes. La France a été plusieurs fois représentée dans des langues non-officielles (Patrick Fiori et Amaury Vassili, en 1993 et 2011, qui ont chanté en langue corse, et Dan Ar Braz & l'Héritage des celtes, qui ont chanté en breton en 1996). En 2009, l'Israélienne Noa et l'Arabe israélienne Mira Awad se sont unies pour représenter leur pays, avec une chanson au titre lourd de sens: There Must Be Another Way ("Il doit y avoir un autre moyen"). 

Récemment, le concours a également oeuvré pour la représentation des handicapés. En 2015, la Finlande choisit ainsi Pertti Kurikan Nimipäivät, un groupe dont les membres étaient tous atteints de troubles autistiques ou de trisomie. Cette année, de nombreux médias rapportent que le diffuseur israélien KAN proposera sur le web une version du concours accessible aux sourds, aux malentendants et aux aveugles

"Un symbole d'idéal européen"

Une ouverture que nuance Robert Deam Tobin, maître de conférence à la Clark University de Worcester (Massachussetts, États-Unis) et co-éditeur de A Song for Europe: Popular Music and Politics in the Eurovision Song Contest. S'il reconnaît que l'Eurovision a été "à l'avant-garde de l'acceptation populaire de la communauté LGBTQ", il estime que "les personnes de couleur étaient représentées sur la scène pop bien avant que l'Eurovision ne le fasse".

Pour lui, les ethnicités des candidats ne se sont vraiment diversifiées que dans les années 1990. C'est à cette même période qu'il estime que l'Eurovision est devenue "particulièrement populaire dans le monde gay":

"Après la chute du mur de Berlin en 1989, l'Eurovision est devenue un symbole d'idéal européen, supposé rassembler l'Ouest et l'Est. Peut-être incidemment, cette décennie marque le début de la généralisation de l'acceptation des droits homosexuels. Les unions civiles apparaissent. (...) Au moment où l'Eurovision commence à représenter les idéaux d'une culture européenne unifiée, l'exemple le plus visible et sensationnel de ces droits humains européens est celui des LGBT. "

Au même moment, "la diversité raciale et ethnique a commencé à symboliser les valeurs d'un monde pluraliste, multiracial, multiethnique." Il évoque aussi l'esthétique camp du concours et "ses looks exubérants", qui "correspondent naturellement à l'esthétique gay". 

Le "marketing" du vivre-ensemble?

C'est l'occasion aussi pour les pays participants de se montrer sous leur meilleur jour. Le spécialiste appelle ainsi au "scepticisme", concernant les fameux slogans: "Il ne faut pas oublier que (ces slogans) sont des produits marketing mis en place par les pays hôtes. Ils représentent ce que ces pays veulent que le monde (ou le monde de l'Eurovision) pense d'eux."

Sincérité ou image, Benoît Blaszczyk retient surtout qu'il s'agit d'une "vitrine pour le reste du monde, pour ces pays qui ne veulent pas que ces minorités soient visibles". Il souligne aussi que le concours reste fidèle à ses idées progressistes, même lorsqu'elles fâchent certains participants. Comme la Turquie, qui boycotte le concours depuis 2012 pour des raisons très claires: 

"En tant que chaîne publique, nous ne pouvons pas diffuser en direct à 9 heures du soir - quand les enfants sont encore éveillés - une personne comme cet Autrichien barbu vêtu d'une robe, qui ne croit pas aux genres et déclare qu'il est à la fois un homme et une femme", expliquait en 2018 le président de la télévision publique turque TRT.

Une Europe moins fraternelle? 

Reste à savoir si cette ouverture affichée à l'Eurovision restera intacte dans les années à venir, alors que le Vieux Continent est marqué par la montée des nationalismes et la défiance envers l'immigration: "Ce sera intéressant de voir si le concours suivra ces tendances politiques ou s'il continuera à se positionner en faveur du libéralisme et de la diversité", estime Robert Deam Tobin. 

Si l'ambiance doit changer, ce ne sera pas en 2019: Bilal Hassani, qui représente la France, y veillera. Comme certains de ses prédécesseurs, le jeune chanteur affectionne les perruques, le maquillage et surtout la transparence, affichant volontiers sa féminité et son homosexualité. Il y a quelques jours, il était troisième du classement des parieurs. Dana International se produira et Madonna, reine des icônes gay, apparaîtra en guest star. De quoi promettre que les drapeaux arc-en-ciel virevolteront encore longtemps dans l'assistance de l'Eurovision.

Benjamin Pierret