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Sexe, drogue et suicide: pourquoi les séries pour adolescents sont-elles devenues si sombres?

Les héros de "Élite", "Baby" et "13 Reasons Why"

Les héros de "Élite", "Baby" et "13 Reasons Why" - Netflix

Les récentes productions destinées aux jeunes téléspectateurs rivalisent de noirceur. Où sont passés les bons sentiments des teen-dramas d'il y a 15 ans?

Avertissement: cet article contient un spoiler important de la saison 1 de 13 Reasons Why.

Assise nonchalamment sur son lit, une lycéenne blonde et longiligne peaufine le vernis de ses ongles de pied. Elle converse avec une amie sur les choses de l'amour: "(Le sexe) est un acte sacré entre deux personnes", expose-t-elle à sa copine un peu plus frivole.

Ces propos ne sont pas extraits d'un spot par lequel une paroisse chercherait à avertir ses jeunes fidèles des risques de la promiscuité. Ils sortent de la bouche de Marissa Cooper, héroïne de Newport Beach, la série américaine qui a fait rêver les adolescents du monde entier entre 2003 et 2007.

Si le programme livrait une vision un brin dépassée des rapports homme-femme, ce personnage campé par Mischa Barton n'était pas un ange pour autant - en témoignent une overdose de médicaments quelques épisodes plus tard, des problèmes d'alcool pendant des années et une liaison avec le jardinier pour faire enrager sa mère. Mais la lycéenne était constamment ramenée sur le droit chemin par le beau Ryan Atwood, son bienveillant petit-ami, capable de patienter trois saisons pour consommer. Un délai qui aurait largement de quoi faire ricaner leurs téméraires héritiers.

Pause coquine entre les maths et l'EPS

Car le ton a bien changé ces dernières années et le teen-drama (série pour ados) a pris toute la mesure du potentiel de l'appellation "drame". Depuis 2017, les jeunes téléspectateurs se passionnent pour le suicide de Hannah Baker, l'héroïne de 13 Reasons Why sur Netflix. Poussée au pire par les humiliations de ses camarades de classe et le viol que l'un d'entre eux lui a fait subir, l'adolescente revient les hanter par le biais de cassettes pré-enregistrées.

Le succès de Élite, série espagnole également signée Netflix dans laquelle des adolescents richissimes se droguent, coïtent dans les douches de la piscine scolaire, pratiquent l'échangisme ou sont soupçonnés de meurtre, a convaincu la plateforme de lancer une saison 2. Et Baby, produit italien dévoilé vendredi par le géant du streaming, promettait dès sa bande-annonce des liasses de billets et une fellation filmée au smartphone.

Plus d'écrans, moins de parents

Sexualité adulte, usage de substances, profond mal-être: les héros d'aujourd'hui traversent les affres de l'adolescence avec une noirceur inconnue de leurs prédécesseurs. Peut-être parce que la concurrence est devenue plus rude, derrière la petite lucarne: "Ce qui caractérise ces dernières années, c'est la multiplication des vecteurs de diffusion", explique Séverine Barthes à BFMTV.com. La maîtresse de conférence à l'Université Sorbonne-Nouvelle, dont les séries TV sont un des thèmes de recherche, pointe du doigt le développement de Netflix ou de chaînes payantes comme Showtime, et leur impact sur le paysage télévisuel:

"Le marché devient de plus en plus segmenté, avec de plus en plus de chaînes et des audiences de moins en moins hautes. On a besoin de faire des choses extrêmement pointues, que l'on vendra très cher, parce qu'elles s'adressent à un public très défini."

Car aujourd'hui, les séries pour adolescents ne s'adressent qu'à eux. Un luxe qu'elles n'avaient pas à l'époque de Marissa Cooper: "Il y a 20 ans, elles devaient plaire un peu aux parents. Il n'y avait que cinq chaînes et toute la famille était devant la télé. Et même si l'ado avait la télévision dans sa chambre, les parents pouvaient entendre le son." À l'heure des smartphones, des écouteurs et de la multiplication des écrans, "on peut regarder ce qu'on veut avec son casque, dans une consommation très discrète."

Liberté série

À cette nécessité d'attirer un public toujours plus ciblé s'ajoute la marge de manoeuvre sans précédent dont bénéficient les nouvelles plateformes. Les Frères Scott, Newport Beach ou encore Gossip Girl (programmes-phares des ados entre 2003 et 2012) étaient toutes diffusées par ce que les Américains appellent des networks, des chaînes soumises aux réglementations très strictes du CSA local (FCC). Bannissant non seulement les propos orduriers mais aussi la violence ou les rapports sexuels trop explicites, les corps trop dénudés ou les représentations trop réalistes de la drogue.

Autant d'interdits avec lesquels les chaînes du câble et les nouvelles plateformes n'ont pas à composer. C'est pourquoi, dans Élite, fesses masculines et tétons féminins se sont frayé un chemin jusqu'aux yeux des téléspectateurs: "Comme elles ne sont pas soumises aux prérogatives des networks classiques, elles peuvent occuper un nouveau segment", détaille Séverine Barthes.

Les jeunes téléspectateurs des années 1990 étaient déjà confrontés à des thèmes transgressifs. Depuis (au moins) Beverly Hills (1990-2000), explorations anatomiques et substances illicites ont toujours fait partie intégrante des séries pour ados. Mais de manière très différente: aujourd'hui, le dealer peut être un personnage à part entière, dans toute sa profondeur et sa complexité. Il y a quinze ans, la drogue avait plutôt tendance à faire l'objet d'un arc narratif, qui débouchait la plupart du temps sur la sobriété retrouvée du héros. En témoignent les personnages secondaires de Newport Beach ou Dawson, tout comme Serena Van der Woodsen, l'héroïne de Gossip Girl.

Où t'es, papa où t'es?

Une bonne partie de ce programme diffusé de 2007 à 2011 par la CW reposait, justement, sur la repentance de cette ancienne fêtarde campée par Blake Lively. Ses démons, lorsqu'ils ressurgissaient du passé pour booster l'intrigue, étaient systématiquement effacés d'un coup de marque-page par son boyfriend passionné de littérature, le très sérieux Dan Humphrey. Et si la lycéenne trouvait rarement conseil auprès de sa mère, elle-même un peu azimutée, elle pouvait compter sur son beau-père Rufus Humphrey.

Comme Sandy et Kirsten Cohen avant lui dans Newport Beach, Rufus faisait office de garant d'une figure paternelle pour la quasi-totalité des personnages. Un élément complètement effacé par les séries actuelles: lorsque les parents des programmes d'aujourd'hui ne sont pas tout bonnement absents, ils sont eux-mêmes trop dépassés - ou trop indifférents - pour s'intéresser aux frasques de leur progéniture.

Cette absence laisse les jeunes personnages totalement livrés à eux-mêmes et nourrit la "teenage angst", selon Marjolaine Boutet, historienne spécialiste des séries télé. "C'est cette 'angoisse de l'adolescence', de la mort, de grandir et d'un jour vivre sans ses parents", décrypte-t-elle pour BFMTV.com, avant d'ajouter:

"Je pense que cette absence tient probablement aussi de l'évolution générale des séries, qui sont moins moralisatrices qu'avant. On a moins besoin d'une figure de guide parce qu'on s'intéresse à des anti-héros, des choses plus noires, alors ce type de personnages se justifie moins." Et de conclure: "Charles Ingalls, on n'en peut plus."

La spécialiste évoque par ailleurs deux autres séries actuelles où les parents sont plus présents, Atypical et Riverdale, tout en soulignant leurs différences avec Élite ou 13 Reasons Why: la première, comédie dramatique Netflix centrée sur un adolescent autiste, se teinte d'une couleur plus familiale. La seconde est diffusée par la CW, et donc soumise aux réglementations et aux heures de diffusion réservées aux familles. On notera qu'une ironique boucle semble s'être bouclée avec ce teen-drama aux accents policiers: les très beaux papas du show, anciennes idoles des midinettes des années 1990 (Luke Perry, Skeet Ulrich), affichent désormais juste ce qu'il faut de rides pour émouvoir les mamans des téléspectateurs d'aujourd'hui.

Une tendance venue d'Europe?

Il n'a pas suffit de s'éloigner des networks pour permettre aux séries pour adolescents de se débarrasser d'une inévitable bien-pensance. Un autre condiment a été nécessaire pour épicer la recette teen-dramas: la télévision européenne, et plus particulièrement celle du Royaume-Uni. Séverine Barthes et Marjolaine Boutet évoquent toutes les deux l'impact probable de Skins (2007-2013), phénomène télévisuel anglais beaucoup (beaucoup!) plus libéré que ses pendants américains.

"Les Britanniques ont mis sur le devant de la scène des manières plus rudes, rugueuses, complexes de représenter les choses", estime Séverine Barthes, qui rappelle qu'il existe une "tradition beaucoup plus graphique chez les Anglais" et les Européens en générale. "Le succès de Skins a vraiment montré aux créateurs qu'on pouvait pousser les curseurs", confirme Marjolaine Boutet.

Plutôt qu'une libération des codes de la télévision adolescente, c'est peut-être à la fin du monopole américain et à toutes les censures qui l'accompagnent que l'on assiste à l'orée des années 2020. Elite est espagnole, Baby est italienne, et les sériephiles se souviennent de Skam, sensation norvégienne qui a ému les téléspectateurs par son réalisme entre 2015 et 2017.

La mal du nouveau siècle

Qu'ils soient américains, italiens ou nordiques, une chose est sûre: les jeunes de la télé d'aujourd'hui sont en souffrance. Et si cette noirceur traduisait, paradoxalement, les angoisses d'une nouvelle génération de parents un peu démunis? "Il y a une vraie conscientisation de l'adolescence et du fait que ce n'est pas facile à gérer", estime Sarah Sepulchre, professeure et directrice de recherche pour l'ouvrage Décoder les séries:

"Avant, on ne parlait pas de culture du viol", explique-t-elle auprès de BFMTV.com. "Les parents d'adolescents ne sont pas nés avec les réseaux sociaux et tout le monde ne les comprend pas. Le harcèlement en ligne, ça fait peur, et ces séries sont aussi le reflet de ce que les scénaristes, qui sont des adultes, craignent dans l'adolescence."

"C'est difficile, aujourd'hui, de faire une série pour adolescents où tout va bien", ajoute-t-elle. Et de rappeller une époque pré-2000 durant laquelle les scénaristes étaient déjà moins frileux: Les Années collège (Degrassi Junior High en VO, Canada) et Hartley, coeurs à vif (Australie), qu'elle cite, renvoyaient une vision "pas simple de l'adolescence": "On y abordait l'avortement dans les années 1990 et les parents, qui n'étaient pas les premiers vers qui les adolescents se tournaient, connaissaient des fins de mois difficiles." Pourquoi ce retour à des intrigues plus lisses début 2000? La chercheuse avance l'hypothèse de l'angoisse liée à la menace du Sida, qui planait sur les ados des années 1990. Dix ans plus tard, c'était "la génération qui pensait que le remède allait arriver. Par rapport aux questions sexuelles, il y a eu à un moment donné plus de légèreté."

Sous la noirceur, la réflexion

Ne peut-on pas voir, finalement, un peu de cynisme dans ce regain d'angoisse insufflé aux fictions adolescentes? L'omniprésence de joints et de soucis judiciaires, entre deux rapports sexuels ultra débridés, ont-ils simplement vocation à appâter le jeune chaland et sa soif bien connue d'interdits? La réponse est, très probablement, non. Car en grattant un peu sous cette surface opaque de sordide, on constate que ces nouvelles productions tendent toutes à servir un propos.

13 Reasons Why dépeint les dégâts du harcèlement scolaire et des violences sexuelles, deux fléaux bien réels qui n'ont été que récemment identifiés. Élite se pare d'une dimension sociale en évoquant la rencontre entre deux mondes, celui des classes populaires et des plus fortunés, pour mettre en lumière toutes les injustices subies par les uns et les privilèges des autres. La série a également le mérite d'évoquer des sujets rarement - si ce n'est jamais - explorés avec tant de bienveillance par les teen-dramas: le racisme, la religion, la découverte de l'homosexualité en milieu scolaire... et même la maladie. En révélant la séropositivité de l'un des personnages principaux dès le premier épisode, le drame espagnol rappelle aux jeunes téléspectateurs ce que la plupart des productions du genre omettent obstinément: le VIH court toujours.

De quoi supposer que ces nouveaux anti-héros du petit écran servent, surtout, à sensibiliser leurs fans à des questions sociétales. Mais ils soulèvent aussi une interrogation qui aura de quoi maintenir éveillés certains parents le samedi soir, lorsque leurs lycéens tardent à rentrer: peut-être que les adolescents n'ont jamais eu l'innocence de la tendre Marissa Cooper.

Benjamin Pierret