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Comment l'Eurovision est passée du kitsch au cool

Conchita Wurst, Amir et Bilal Hassani, quelques uns des candidats emblématiques de ces dernières années

Conchita Wurst, Amir et Bilal Hassani, quelques uns des candidats emblématiques de ces dernières années - Jonathan Nackstrand - AFP / Jonathan Nackstrand - AFP / Gilles Scarella - France Télévisions - AFP

Après avoir souffert d'une image vieillotte et kitsch pendant des années, le concours de l'Eurovision devient un divertissement plus branché. Retour sur une opération dépoussiérage.

C'est l'histoire d'une petite humiliation française, survenue le 10 mai 2014 à Copenhague. Twin Twin, trio de chanteurs peu connu du public, représente la France à l'Eurovision. Les trois garçons se classent derniers de la finale avec deux malheureux points. La participation française au concours européen de la chanson s'essouffle depuis une vingtaine d'années, et l'épuisement atteint ce soir-là son paroxysme.

Petit saut dans le temps, jusqu'en 2019: Bilal Hassani, star des ados popularisée par sa chaîne YouTube, crée l'événement en se qualifiant pour l'Eurovision. Branché, transgressif, expert des réseaux sociaux et fan revendiqué du concours. Le chanteur attire des centaines de milliers d'yeux jeunes et ultra-connectés vers cette soirée annuelle, incontestablement dépoussiérée.

En cinq ans, la participation française à l'Eurovision - et l'engouement qu'elle suscite - a changé de visage. Le résultat de l'impact de candidats emblématiques et d'une stratégie des diffuseurs.

"Aujourd'hui, j'en parle ouvertement"

Le manque d'intérêt pour l'Eurovision est un mal français. En 2014, 13,6% des téléspectateurs suivaient la finale dans nos contrées, contre 90% au Danemark et 80% en Suède. À l'époque, les amateurs du télé-crochet le suivaient loin des regards: "Quand j’en parlais il y a 10 ans, c’était regardé bizarrement", se souvient Stéphane Chiffre, président d'Eurofans, association française des fans l'Eurovision: 

"Au boulot, c’était quelque chose d’étonnant, de marginal, alors qu’aujourd’hui j’en parle ouvertement. Ça étonne, ça apporte beaucoup de curiosité, c’est vu plutôt positivement", décrit-il. 

De Conchita à Amir

Pour lui, l'Eurovision a progressivement redoré son blason, avec un premier coup de pouce de Conchita Wurst. Stéphane Chiffre se souvient d'une année 2014 où la gagnante autrichienne, personnage féminin campé par le travesti Thomas Neuwirth, était omniprésente dans les médias français: 

"Elle avait été interviewée par Laurent Ruquier, un artiste de street art l'avait dessinée dans les rues de Paris, elle s'est produite au Crazy Horse, elle a défilé pour Jean-Paul Gaultier, Karl Lagerfeld l'a photographiée... Cela a contribué à donner un nouveau visage à l'Eurovision. Il y avait toujours des éléments autour du concours, présentés dans un contexte toujours positif."

Deux ans plus tard, Amir représente une France un peu plus concernée en Ukraine... et réalise le meilleur score tricolore depuis 2002. Celui que le public connaît depuis sa participation à The Voice charme l'Europe avec l'entraînant J'ai cherché, plébiscité par les télés et radios, et rebat les cartes: la France n'est plus nécessairement l'éternelle perdante du concours. 

Une "image un peu vieillotte" à "travailler"

En parallèle, l'Eurovision change de diffuseur. Après quinze ans sur France 3, le concours bascule sur France 2 en 2015. Et la chaîne prend "à bras le corps" cette "marque fondamentale", comme le raconte Antoine Boilley, secrétaire général des antennes de France Télévisions:

"Cela s’inscrivait dans notre volonté de développer les divertissements sur France 2 et leur événementialisation (...) Un concours pareil, quand on le récupère avec une image un peu vieillotte, il faut travailler".

La première édition fait figure de galop d'essai, pour un résultat en demi-teinte. Si France 2 réunit 4,4 millions de téléspectateurs, soit presque le double de France 3 l'année précédente, Lisa Angell et sa chanson N'oubliez pas ne décrochent qu'une triste 25e place au classement final. À peine mieux que Twin Twin.

"C'est une année dont on tire beaucoup d'enseignements", raconte Antoine Boilley. L'opération dépoussiérage du concours de la chanson se poursuit de plus belle:

"Nous avons développé le partenariat avec l'information en mettant en place un feuilleton dans le JT de 13 heures, nous avons habillé nos programmes aux couleurs de l'Eurovision." La marque se déploie aussi "sur les réseaux sociaux, pour raconter les coulisses".

Audiences en hausse

À l'international, France 2 "développe son partenariat avec le ministère des Affaires étrangères" et "mobilise le réseau des ambassades, des consulats et des attachés culturels (...) pour faire le maximum de buzz autour du candidat français." Mi-avril, Bilal Hassani s'est par exemple produit à Londres, dans le cadre de la London Eurovision Party, comme le rapporte 20 minutes

Et les efforts payent: d'année en année, les audiences vont crescendo, jusqu'à atteindre l'an passé leur meilleur niveau depuis 2009: 5,2 millions de téléspectateurs sur France 2 et 27,5 % de part d'audience.

"Entre janvier et mai, il n'y a pas eu une semaine sans que l'on parle de l'Eurovision sur nos réseaux sociaux. On a fait vivre l'événement, d'où ce très grand succès."

Des émissions dérivées pour alimenter le buzz

Depuis deux ans, France 2 a ajouté une nouvelle corde à son arc promotionnel: Destination Eurovision, un télé-crochet pour désigner l'artiste qui représentera la France au concours. Là encore, le programme vient palier un retard hexagonal: "La France était l'un des derniers pays à ne pas en avoir un", explique Matthieu Grelier, directeur des programmes d'ITV Studios France qui produit Destination Eurovision:

"C'est un procédé qui réussit à la plupart des pays qui l'adoptent (...) Sur les dix derniers vainqueurs de l'Eurovision, il y en a huit issus d'une pré-sélection comme celle-là, qui permettent de créer l’engouement autour de l’artiste", assure-t-il.

Car grâce au programme, "on parle du concours sur l'antenne de France 2 à partir de janvier, puis l'artiste est présent en mars et en avril, et cela fait monter la dynamique promotionnelle."

Dans l'objectif de toujours plus concerner le public, les trois émissions de la saison 2 ont été diffusées en direct, au lieu d'un seul prime l'année précédente, afin d'"accorder plus de poids au vote des téléspectateurs." Et pour briller au sein de la communauté Eurovision, les votes se partagent entre ceux du public et ceux d'un jury international. Les avis des trois experts présents en plateau (cette année, André Manoukian, Christophe Willem et Vitaa) ne sont que consultatifs:

"C’est un système qu’utilisent la plupart des concours étrangers. Eux aussi invitent des représentants des pays concurrents à voter chez eux, c'est une façon d’intégrer cette famille (...) C'est incroyable de voir le trafic que ça crée sur les réseaux sociaux. Quand on fait un Facebook Live de Destination Eurovision qui fait plusieurs centaines de millions de vues, il n'y a pas que des Français."

Pure Médias qualifie les audiences de Destination Eurovision de "faibles". Matthieu Grelier les juge, lui, "honorables" et se félicite surtout du rajeunissement du public du samedi soir sur France 2:

"Les téléspectateurs entre 15 et 24 ans ont doublé sur cette case", assure-t-il.

Il évoque par ailleurs "le rayonnement à 360 degrés" du programme, "dans la presse, sur YouTube, et les chansons qui sont initiées par le programme et qui sont streamées, téléchargées, qui passent en radio, comme Mercy de Madame Monsieur (les gagnants de la première édition, ndlr)."

Et pour favoriser, encore, ce rayonnement a l'international, la France s'est prêtée au jeu de l'Eurovision Junior en novembre dernier, pour la première fois en 14 ans. Pari gagnant grâce à la jeune Angelina qui s'est classée deuxième avec sa chanson Jamais sans toi.

"Avant, on était un pays un peu à part, on se disait 'De toute façon, on fait un mauvais score' (...) Mais le concours a évolué dans sa forme et dans son fond, ça a changé notre regard sur le programme", analyse Mathieu Grelier. "La France est back in the game."

Madonna à la rescousse

Au niveau mondial, l'Eurovision met également les bouchées doubles pour étendre son aura. Depuis peu, elle invite des stars internationales à se produire sur sa scène. Après Justin Timberlake en 2016, c'est Madonna qui doit venir chanter lors de la finale 2019. 

Aujourd'hui, les fans français sont plus nombreux:

"On vivotait sur une base de 250 adhérents à peu près, et depuis deux ans on se rapproche des 500", détaille Stéphane Chiffre, le président d'Eurofans.

Et si la moyenne d'âge reste autour des 40 ans, "il y a un renouvellement de jeunes, et même parfois des familles entières. Le plus jeune adhérent a 12 ans: il est fan de Bilal Hassani." 2019 verra-t-elle une nouvelle génération se familiariser au concours grâce au chanteur? "Sans doute", prédit le fan-en-chef. 

Benjamin Pierret