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Cinéma

J’ai perdu mon corps, l’étrange histoire d’une main coupée présentée à Cannes 2019

J'ai perdu mon corps

J'ai perdu mon corps - Rezo Films

Ce film d’animation présenté à Cannes et à Annecy raconte l’histoire d’une main qui veut retrouver le corps dont elle a été séparée. Rencontre avec le créateur d’un des films les plus atypiques de l’année.

Présenté ce vendredi à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes puis au Festival d’Annecy en juin prochain, le film d’animation J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin est un des projets les plus atypiques et les plus ambitieux de l’année. Le film raconte l’épopée dans le Paris des années 1990 d’une main pour retrouver le corps dont elle a été séparée après un événement traumatique. Il est adapté de Happy Hand de Guillaume Laurant le co-scénariste d’Amélie Poulain.

Le projet, proposé par son producteur Marc du Pontavice, a aussitôt intrigué Jérémy Clapin: "Ce qui m’a tout de suite séduit, c’est le point de vue de cette main qui part à la recherche de son corps et qui nous fait découvrir un personnage sous un angle inédit. C’est à la fois un challenge pour un réalisateur et un immense terrain de jeu", raconte le réalisateur qui a marqué par son inventivité avec les courts-métrages Skhizein (2008) et Palmipedarium (2012). Bien que la France soit la terre des films d'animation novateurs (du Roi et l’Oiseau à Persépolis), réaliser ce long-métrage qui alterne comédie, thriller et drame romantique ne fut pas aisé:

"Le sujet - une main tranchée -, la dimension sensorielle du film ainsi que le mélange des genres rendaient le film difficilement identifiable et de fait dur à vendre", précise Jérémy Clapin. "Beaucoup de choses prennent un sens seulement au moment de la mise en scène. Et puis, chose rare en animation, la cible adulte du film n’était pour une fois pas légitimée par un contexte politique ou social. C’était une histoire qui s’ancrait dans un contexte plus ordinaire et quotidien."

"À mi-chemin entre le cinéma et le dessin animé"

Si le projet a débuté en 2012, sa conception a été assez rapide: "Fin 2017, au moment du départ en fabrication, les choses se sont accélérées et je suis passé à 200% sur le projet. Au total, la production a duré environ 15 mois, ce qui n'est pas énorme pour un film d'animation." D’autant que Jérémy Clapin a choisi de réaliser le film à la fois en 3D et en dessin 2D: "Je voulais les avantages de la 3D (les caméras réalistes, l’aspect cinématographique) et de la 2D (la spontanéité du trait, l’univers pictural) sans leurs inconvénients. Chaque technique prend le relais sur l’autre pour contribuer au rendu final du film qui se situe à mi-chemin entre le cinéma et le dessin animé."

Autre défi que devait réaliser le cinéaste: animer une main pendant une heure et vingt minutes d’une manière réaliste. "C‘est vrai, les mains sont dures à dessiner, mais les pieds c’est encore pire!", s’amuse-t-il. "La main, comme le reste des personnages, a été modélisée, puis animée en 3D, ce qui nous a permis de conserver une justesse à la fois dans le dessin et l’animation. C’était indispensable pour la rendre le plus tangible possible." Il lui a aussi ajouté une particularité: un grain de beauté coincé entre l’index et le majeur:

"C’est une manière de l’identifier au premier regard et de la rendre unique. Qu’elle soit reliée à son corps ou non, on sait qu’il s’agit du même personnage. Aussi, quand j’étais petit j’avais ce même grain de beauté, il s’est estompé en grandissant jusqu’à disparaître totalement. C’était une façon de mettre un peu de moi dans ce personnage."

"Se faire attaquer par des rats, c’est du sérieux"

Le film, qui alterne le périple de la main et le passé de son corps, refuse lui aussi d’être trop lisse. Ainsi, lorsque le film débute, à l’image de la main tranchée que le spectateur suit, les personnages apparaissent à l’écran fragmentés. Ils n’apparaissent jamais en entier dans le cadre, avant de se dévoiler entièrement au fur et à mesure du récit.

"C’est la main qui nous fait voyager dans le passé. Ces fragments de mémoire s’articulent entre eux comme des puzzles et nous font découvrir petit-à-petit et de manière intime Naoufel, l’être auquel elle était reliée. Une fois que le personnage s’est construit devant nous, une fois qu’on a les clés pour bien le comprendre, le cadre s’élargit et nous permet de le faire exister dans son contexte, dans son quotidien."

Jérémy Clapin a privilégié un graphisme "brut et fort" pour éviter d’esthétiser "l’aspect romantique du film": "Je n’aime pas quand c’est trop joli, trop lisse - quand il n’y a pas d’aspérités." J’ai perdu mon corps multiplie ainsi les morceaux de bravoure - sans pour autant se répéter, chaque séquence aborde un genre de cinéma différent.

Lorsque la main affronte sous le métro parisien des rats, le film semble basculer dans l’horreur: "La scène des rats dans le métro devait montrer la vulnérabilité de la main. Ça devait être bestial, incisif et sombre. Se faire attaquer par des rats, c’est du sérieux." Chaque scène démontre "l’audace absurde de cette minuscule main". Si la violence est omniprésente, le parcours de la main se teinte de poésie et de mysticisme.

"Renforcer la présence du cinéma d’animation d’auteur"

Pour créer ce monde, qui se déroule l’année de ses vingt ans, Jérémy Clapin s’est fondé sur ses souvenirs. Pour mettre en scène l’histoire de cette main, il n’a pas pensé au fameux épisode de Rick & Morty Rick-ornichon où le personnage, transformé en cornichon, tente de survivre dans un univers hostile gouverné par des rats: “C’est un autre registre, je pense”, précise-t-il.

Ses références "viennent plus de la prise de vue réelle que des dessins animés". Il dit s’être inspiré du Scaphandre et le Papillon de Julian Schnabel, où le spectateur suit "le point de vue d’un homme atteint du syndrome 'locked-in' et incapable de bouger, de parler, ni même respirer, mais seulement de penser". Autre influence: Rubber de Quentin Dupieux, l’histoire d’un pneu meurtrier, "un personnage sans expression, comme la main dans mon film": "Dans ces deux films il y a un dispositif très fort porté par une mise en scène adaptée basée en grande partie sur le sensoriel."

En attendant la sortie de J’ai perdu mon corps le 6 novembre prochain, Jérémy Clapin savoure cette double sélection à Cannes et à Annecy: "Je n’ai pas totalement perdu le sens commun pendant ces longues années", s’amuse-t-il, avant d’ajouter: "Plus sérieusement, j’espère que le film fera date et que je serai milliardaire." Et de conclure "vraiment sérieusement": "[J’espère] qu’il permettra de renforcer, avec d’autres, la présence du cinéma d’animation d’auteur dans le paysage cinématographique."

Jérôme Lachasse