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Cinéma

De Cannes aux Oscars, l’incroyable destin de J'ai perdu mon corps

J'ai perdu mon corps

J'ai perdu mon corps - Copyright Rezo Films

Récompensé à Cannes et à Annecy, J’ai perdu mon corps de Jérémy Clapin est l’un des films événements de l’année. Epopée d’une main à travers Paris, ce long-métrage poétique et fantastique a séduit Netflix, qui l’imagine déjà en champion des Oscars.

Premier film de Jérémy Clapin, J’ai perdu mon corps connaît un fabuleux destin depuis sa présentation à Cannes en mai dernier. Récompensé à la Semaine de la Critique puis au Festival d’Annecy, ce film d’animation est un des projets les plus atypiques et les plus ambitieux de l’année.

Il raconte l’épopée dans le Paris des années 1990 d’une main pour retrouver le corps dont elle a été séparée après un événement traumatique. En parallèle, on découvre l'histoire du corps, qui appartient à un jeune homme sans repère, Naoufel. 

Adaptation du roman Happy Hand de Guillaume Laurant, co-scénariste d’Amélie Poulain, ce film dépasse le genre du fantastique pour proposer une réflexion sur la destinée et le deuil.

Ce long-métrage poétique et fantastique a également séduit Netflix, qui le distribue dans le monde entier et l’imagine déjà en champion des Oscars. Son réalisateur Jérémy Clapin et son producteur Marc du Pontavice racontent cet incroyable destin et analysent pourquoi J’ai perdu mon corps touche tant le public.

Depuis Cannes, le parcours de J’ai perdu mon corps ressemble à un rêve éveillé...

Jérémy Clapin: Ce qui me frappe, c’est le contraste avec la solitude dans laquelle on a pu faire ce film. On l’a fait contre les avis, sans soutien... Ça valide notre prise de risque. C’est rassurant que l’audace paie, par moments. Ça me rend très fier pour les équipes qui ont beaucoup cru au projet. 
Marc du Pontavice: On est arrivé à Cannes avec un film sorti de nulle part, dont personne n’avait voulu et qui s’était fait dans la discrétion et presque dans l’ignorance du système. Et en quelques jours, tout le monde parlait du film. 
JC: Le film a commencé à être vu à Cannes par des gens qui ne baignaient pas dans l’animation.
MdP: C’était l’enjeu du film. Je n’ai pas voulu faire ce film pour en faire un film d’initiés. 
JC: On a toujours été convaincus qu’on pouvait traiter du quotidien dans un film d’animation, mais c’était difficile à vendre. Les films d’animation adultes ont souvent des contextes politiques ou sociaux. Un film fantastique qui parle du quotidien, c’était nouveau. C’est un territoire qui a peu été investi en France, contrairement au Japon, avec notamment Satoshi Kon [réalisateur de Perfect Blue et Paprika, NDLR].
MdP: Il y a une dimension fantastique avec la main coupée, mais ce n’est pas le cœur du film: c’est la trajectoire psychologique d’un personnage, la conquête de soi à travers un désir amoureux. 

Quels souvenirs avez-vous de la projection cannoise?

JC: C’était assez fou. Les gens oubliaient que c’était un film d’animation. Ils disaient: "les acteurs sont formidables!" 
MdP: C’est l’expérience que l’on fait à chaque fois que l’on sort de projection: ils ont juste vu une histoire qui les a bouleversés. Le pari est gagné: établir qu’un film d’animation peut séduire un public adulte dans une situation où il est comparé à des films en prises de vue réelles. Depuis Cannes, on a eu des réactions similaires au Colcoa, le festival du film français de Los Angeles: c’est la première fois en vingt-trois ans qu’un film a les deux prix principaux: celui du public et le grand prix. 
JC: On pense souvent que l’animation est un genre, alors que c’est une technique. C’est un peu dommage que l’animation se cantonne souvent à des publics jeunes, alors qu’il y a tout un champ possible dans le territoire adulte. J’en étais déjà convaincu en faisant des courts métrages, mais obtenir le Grand Prix de la Semaine de la Critique - une première dans son histoire - a validé toutes nos certitudes. 
J'ai perdu mon corps
J'ai perdu mon corps © Copyright Rezo Films

À quel moment Netflix vous a-t-il contacté?

MdP: Netflix fait partie de ces maisons très bien organisées qui ont des radars un peu partout. Ils ont vu le film très tôt à Cannes et ont fait une offre très rapidement. On a eu quelques jours de débat entre nous pour savoir si c’était une bonne chose, et négocier le contrat. On a signé le jour de la fin de Cannes. Les distributeurs étaient enthousiasmés par le film, mais on voyait bien que ce qu’ils proposaient restait petit. Netflix, c’est l’assurance pour nous d’être vu dans le monde entier. 
JC: Il y aura des sorties dans les cinémas en France, Belgique, Turquie et Chine. Il y aura aussi quelques salles aux États-Unis, l’Italie ou encore l’Espagne. Netflix accompagne énormément le film.

D’un point de vue financier, le deal de Netflix permet d’équilibrer le budget de 4,8 millions d’euros dont la moitié vient de fonds propres.

MdP: C’est un film que j’ai fait avec une forte probabilité de perdre de l’argent, mais je le faisais pour d’autres raisons. Netflix a payé un prix inhabituellement élevé pour un petit film d’auteur comme celui-là. C’est un des chiffres les plus importants jamais payés par Netflix pour un film français toutes catégories confondues. Maintenant le film est remboursé. C’est assez extraordinaire. Ce qui est important, au-delà de ça, c’est que Netflix a décidé il y a douze, dix-huit mois que l’animation devenait un secteur stratégique pour eux. Ils ont bien compris que leur public était composé de familles qui consommaient beaucoup séries et de films d'animation pour enfants. Et ils ont vu qu’à chaque fois qu’ils proposaient des séries d’animation pour jeunes adultes ça cartonnait. S’associer à un film comme J’ai perdu mon corps est un signe envoyé à l’industrie de l’animation. 

Avec la sortie en salles aux Etats-Unis, le film se positionne pour les Oscars.

MdP: Netflix a décidé d’en faire un de ses champions, ce qui pour ce genre de film ouvre des portes assez phénoménales sur le marché américain. Et on n’est pas en mauvaise compagnie avec Scorsese [The Irishman, NDLR] et Baumbach [Mariage Story, NDLR]
JC: La porte d’entrée aux Oscars sera la catégorie film d’animation, mais on ne s’interdit pas de pousser pour obtenir des nominations dans les catégories meilleure musique et meilleur scénario. On discute avec Netflix. À partir du moment où on dit que c’est un film, qu’on oublie la technique, on doit être convaincu qu’il puisse aller dans d’autres catégories. Et j’en suis convaincu. Il faut essayer de faire bouger les mentalités. 
MdP: C’est très ambitieux, mais si un film d’animation peut réussir ça, c’est probablement celui-là: il y a dans ce film une façon de travailler en terme de montage, de sound design, de musique, d’écriture qui est époustouflante. On a vraiment envie que les gens qui font du cinéma regardent ce film en oubliant que c’est un film d’animation et jugent ces talents inouïs qui ont travaillé sur ce film. Ce sera pareil aux César. 
J'ai perdu mon corps
J'ai perdu mon corps © Copyright Rezo Films

Après Cannes, il y a eu Annecy. Un public bien différent et féru d’animation. Vous y avez raflé deux prix...

JC: À Annecy, on était attendu pour le film en lui-même, pour ce qu’il peut porter comme espoir pour le cinéma adulte. À travers ce film, c’est tout un tas de projets qui va peut-être pouvoir être monté plus facilement. Ça va peut-être donner envie aux plus jeunes d’investir le territoire adulte, alors que peut-être ils se l’interdisaient avant. 
MdP: Il y avait une attente presque délirante autour du film. On n’était plus les outsiders, comme à Cannes. Une sixième projection a dû être ajoutée tellement la demande était forte! Le film est en train de circuler à toute vitesse dans le milieu de l’animation. Yoichi Kotabe, une légende de l’animation qui a travaillé avec Takahata et Miyazaki, nous a dit après la projection à Annecy qu’on était en train d’ouvrir une nouvelle page de l’animation! 

Qu’est-ce qui touche autant le public? Sa dimension fantastique? Son message politique?

JC: Le fantastique nous permet de voir notre réalité d’un angle complètement nouveau et ouvre des thématiques auxquelles on accède plus difficilement si on les aborde frontalement. On découvre un personnage du point de vue de cette main coupée. C’est un film qui parle de la destinée, du deuil, de la quête universelle de ce qui nous manquera toujours pour être complet: l’enfance perdue, la perte d’un parent, ou la perte physique de quelque chose. On n’est plus vraiment la personne qu’on a été quand on grandit, on est quelqu’un d’autre. Le film raconte comment on arrive à s’améliorer même en étant diminué de quelque chose. 
MdP: Il y avait une dimension sociale dans le livre qu’on a décidé très intentionnellement d’évacuer. Ce qui est politique dans le film, c’est justement son côté non politique. C’est juste l’histoire d’un jeune homme, Naoufel, qui subit un traumatisme après la mort de ses parents. Et depuis il galère. Ce n’est pas lié à son origine marocaine. Plusieurs personnes maghrébines sont venues nous voir à la fin des projections en nous remerciant de ne pas enfermer ce personnage. 

Quelle est la scène dont on vous parle le plus?

JC: Celle de l’interphone. Une discussion assez complice à 35 étages d’écart qui va justifier les décisions futures de Naoufel. À partir de ce moment-là, il va essayer de changer sa vie. 
MdP: Tout ce qui précède cette scène raconte la trajectoire de la main. On peut encore penser qu’on est dans un film fantastique. Tout d’un coup, cette scène de l’interphone cueille le spectateur parce qu’elle parvient à le faire tomber amoureux d’une voix avec ce garçon qui écoute cette femme à l’interphone. Cette séquence dure huit minutes. Elle frappe énormément, parce que les gens ont l’impression de basculer dans quelque chose d’autre. On est tout de suite emporté par leur histoire.
Jérôme Lachasse