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Philippe Geluck de retour avec un nouvel album du Chat: "Je fais du second degré pour réduire ma rage"

Philippe Geluck et son "Chat", en septembre 2017 à Paris.

Philippe Geluck et son "Chat", en septembre 2017 à Paris. - Joel Saget - AFP

Le dessinateur belge revient avec un album où il dénonce le politiquement correct, apporte son soutien aux Gilets jaunes et tente de trouver de l’humour dans une société décliniste.

Philippe Geluck sort ce mercredi 30 octobre avec un nouvel album, La Rumba du Chat. Alors que le dessinateur prépare une exposition monumentale et itinérante de trois ans sur le Chat, qui débutera sur les Champs-Élysées et se terminera à Bruxelles avec l’inauguration du Musée du Chat et du dessin d’humour, il revient avec un album au programme chargé. Fidèle à lui-même, et stimulé par les interdits et les tabous de notre société, Geluck (et Le Chat) égratigne le politiquement correct, apporte son soutien aux Gilets jaunes et tente de trouver de l’humour dans une société décliniste. 

Qu’est-ce qui donne envie au Chat de danser une rumba?

C’est ce monde qui va si bien! (rires). C’est plutôt le contraire, mon sentiment que les choses ne vont pas très bien, tant socialement que politiquement et environnementalement. J’ai un peu la désagréable impression qu’il n’y a plus grand chose à faire. Je ne vois pas comment les sociétés vont prendre conscience de l'aberration dans laquelle nous sommes et décider de devenir raisonnable. J’ai un peu l’impression d’être dans un train fou sur lequel il n’y a plus de freins et que l’on roule vers le précipice… Et moi, pour passer le temps, j’essaye de faire marrer les passagers et je danse la rumba. 

La Rumba du Chat commence avec un gag sur la burqa. Pourquoi?

Je crois que je venais de le dessiner et il me faisait vraiment rire. Il ancre Le Chat dans un sujet de société actuel. Tout est parti de l’autorisation qui a été faite aux femmes saoudiennes de pouvoir conduire une voiture. C’est un grand bond en avant. Je trouvais cette information suffisamment forte pour en faire un dessin. J’ai l’impression que ce dessin dit beaucoup plus que ce qu’il montre: la loi est passée, mais ça n’a pas fait beaucoup progresser la condition de la femme en Arabie Saoudite, qui reste inféodée à son mari. J’évoque ensuite des sujets plus légers… Le Chat est un perturbateur: il vient commenter des sujets, parfois à propos, parfois de manière complètement inappropriée. C’est de ce décalage que vient la drôlerie. 
La Rumba du Chat par Philippe Geluck
La Rumba du Chat par Philippe Geluck © 2019 Casterman Geluck

Dans La Rumba du Chat, vous écrivez: "Si tu ne sais pas où tu vas, vas-y quand même". Vous savez où vous allez?

Très bizarrement, oui. Dans la vie comme dans l’album. Si je me reporte quelques décennies en arrière, je ne pouvais pas imaginer ce que j’allais faire ensuite. Je savais que je serais clown, amuseur, mais je n’avais aucune idée du chemin que j’emprunterais pour faire ça. Très honnêtement, ma vie et mon parcours ont été une promenade avec des intuitions, des propositions que j’acceptais ou non. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. 

Vous avez des regrets?

Le dessin animé n’a pas été une énorme réussite. Il a été flingué au vol sur France 2. Il y a eu changement de direction… J’ai commis des erreurs, j’ai voulu faire trop compliqué et ce n’était pas assez lisible. 

Dans La Rumba du Chat, vous semblez préoccupé par ce que l’on peut dire ou pas. Il y a notamment ce gag sur les esturgeons et le caviar où vous indiquez que le poisson n’a pas été maltraité pendant la conception du dessin...

C’est évidemment un coup de griffe aux empêcheurs de rigoler en rond. Je le fais sur un sujet dérisoire. Il y a des millions de poulets qui sont égorgés sans ménagement chaque jour - paix à leur âme. Je le fais là, et non sur les niqabs, parce que c’est plus provocateur que de le faire sur un sujet réellement plus polémique.
La Rumba du Chat, par Philippe Geluck
La Rumba du Chat, par Philippe Geluck © 2019 Casterman Geluck

Il y a un autre gag où vous commencez en disant: "Aujourd’hui, il est mal vu de se moquer des minorités". Est-ce que vous vous sentez obligé de faire des blagues là-dessus?

Obligé non, mais c’est stimulant. C’est ça que je me tue à dire à ceux qui disent que l’on ne peut plus faire de blagues sur les sujets qui fâchent. Au contraire. C’est quand il y a des sujets qui fâchent que le rôle de l’humoriste est vraiment pertinent. Dans une société qui n’a aucun tabou, qui n’a aucun interdit, qui a une liberté totale, l’humoriste n’a plus de sens. Il peut raconter l’histoire de "Toto, mange ta soupe!" [célèbre sketch de Fernand Raynaud, NDLR], qui est formidable, mais c’est justement de flirter avec la loi, avec la règle, qui est stimulant. Je fais croire pendant tout le gag que je ne dépasse pas la ligne et à la fin je suis odieux.

Vous évoquez #MeToo dans plusieurs gags, dont un intitulé "Halte au harcèlement".

Là, j’ai eu un problème dans le journal [belge Le Soir]. Ils n’ont pas voulu passer le dessin. C’est là où je me dis qu’on est vraiment dans une drôle de période. Pour moi, il est clairement militant. J’utilise des gravures et des dessins qui sont irréprochables puisque j’utilise une métaphore. Mon dessin aurait pu être vulgaire, mais il ne l’est pas. Le mec chargé de juger mon dessin a vu une bite là où c’est un dirigeable qui sort d’un hangar.
La Rumba du Chat, par Philippe Geluck
La Rumba du Chat, par Philippe Geluck © 2019 Casterman Geluck

Ça vous arrive souvent?

Dans Le Soir, pas trop souvent. À un moment, ça se produisait régulièrement, alors j’ai appelé et j’ai parlé avec le rédacteur en chef, qui était d’accord avec moi. C’était il y a deux ans. L’autre dessin sur #MeToo dans l’album, avec la météo, avait été refusé aussi: "on va encore recevoir du courrier", on me disait. J’ai fait un jour un dessin avec Jeanne d’Arc sur le bûcher. Le Chat disait: "pendant quelques secondes, son sang a été du boudin". Ça a suscité une avalanche de courriers au journal que j’ai trouvée imméritée. Ça a révolté certains lecteurs et en a chagriné d’autres. J’ai répondu à certains. Le Chat n’a peur de rien. 

Même des gilets jaunes, auxquels vous consacrez une page. 

J’ai eu une sympathie énorme pour les Gilets jaunes. Je pense que le pouvoir a commis une erreur fondamentale: ne pas tout de suite les écouter, les rencontrer, les entendre et leur répondre. Ça a mis un temps infini et la colère a monté, elle a dégénéré en violence inutile. La violence engendre la violence. On ne peut pas réécrire l’histoire, mais si le président et le premier ministre leur avaient tout de suite dit qu’ils avaient raison, qu’ils ne les avaient pas pris suffisamment en compte dans leurs premières décisions et qu’ils allaient trouver ensemble une solution, on aurait évité beaucoup de drames. Ce dessin est une manière de les saluer. 
Les Gilets jaunes par Philippe Geluck
Les Gilets jaunes par Philippe Geluck © 2019 Casterman Geluck

Dans ce dessin, vous mentionnez "Jauni", alias Johnny Hallyday.

Johnny, c’est sûr, aurait dit sa sympathie. Je lui suis rentré un peu dans les plumes post-mortem [dans son précédent livre, Geluck pète les plombs, recueil de dessins parus dans Siné mensuel, NDLR] en disant que montrer sa sympathie à ses concitoyens les plus démunis, c’est aussi payer ses impôts dans son pays. Les gens dans la rue m’ont remercié d’avoir dit ça… 

Il y a aussi un gag sur les livreurs Deliveroo, qui ont récemment fait grève pour dénoncer leurs conditions de travail.

Ce gag n’est pas très positif pour les livreurs, mais si je les cite, c’est forcément que mon attention va vers eux et que je trouve indigne, insupportable cette situation. Je ne fais pas ce genre de dessins pour dire aux grands patrons de Deliveroo, Uber, Amazon qu’ils font crever des millions de commerçants. Si je devais leur écrire une lettre ouverte, je leur dirais qu’ils pourraient être fiers d’eux car ils ont apporté à l’humanité du désespoir et des drames sociaux, ils ont fait crever des gens. Je leur dirais de se regarder dans la glace avec fierté. Mais il n’y a pas moyen de parler à ces gens: ce sont des systèmes, des machines. Dès que je dois parler de ces sujets dans un lettre ouverte, j’ai la moutarde qui me monte au nez. Je ne peux pas aller dans le premier degré: je suis trop émotif, trop passionné. C’est pour ça que je fais du second degré: pour un peu réduire ma rage. 
Jérôme Lachasse