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Joann Sfar: "Petit Vampire est beaucoup utilisé pour aider les enfants qui ont vécu des drames"

Petit Vampire 3 de Joann Sfar

Petit Vampire 3 de Joann Sfar - Rue de Sèvres

Le dessinateur revient avec deux nouvelles BD de monstres, Petit Vampire 3 et Aspirine 2. Il évoque son amour pour ce genre de récits qui selon lui racontent mieux que les autres l'inconscient de notre société.

"Je mets des vampires partout, mais je ne fais pratiquement jamais de récits de vampires. Un récit de vampires, c’est une trame extrêmement classique avec une créature qui se nourrit des autres. Ce n’est jamais ce que je fais: mes vampires ne mordent que très rarement les gens." Ainsi parle Joann Sfar. Avec Petit Vampire 3 et Aspirine 2, ses deux dernières BD publiées chez Rue de Sèvres, l'auteur du Chat du Rabbin propose en effet, au-delà du simple récit de vampires, une radioscopie des angoisses contemporaines dans la lignée des Sopranos et de ses mafieux dépressifs.

Les récits de vampires - ou de monstres, comme Joann Sfar préfère les nommer - ne naissent jamais par hasard. Popularisés au XIXe siècle en Europe par Bram Stocker, ils sont nés "de la peur du marxisme et de la peur de la puissance des femmes", rappelle le dessinateur: "Il est intéressant de voir à quel moment les monstres apparaissent. Ils nous permettent de raconter ce qui nous préoccupe vraiment à notre époque." Très présents au début de sa carrière, les vampires sont pourtant passés entre 2007 et 2017 au second plan de son œuvre qui depuis alterne entre adaptations littéraires (Le Petit Prince), fictions historiques (Chagall en Russie) et récits personnels (Le Chat du Rabbin).

Petit Vampire de Joann Sfar
Petit Vampire de Joann Sfar © Rue de Sèvres

Une absence qui correspond, hasard de l'histoire, à l'apogée de la popularité de la série Twilight - que Sfar déteste: "Le vampire est traditionnellement une figure de libération sexuelle et Twilight a été une figure de conformisme sexuel. Twilight, c’est le début de la jeunesse réactionnaire qui a peur de sortir de sa tranquillité, qui a peur d’être choquée." Après l'attentat de Charlie Hebdo et l'avènement des réseaux sociaux, les vampires et les monstres sont soudain revenus peupler ses histoires. Situées dans le même univers et adressées à des publics différents (enfantin pour l’un, jeune adulte pour l’autre), les séries Petit Vampire et Aspirine racontent ainsi comment retrouver sa place dans une société aux repères brouillés.

Des vampires existentiels

Dans Petit Vampire, un jeune garçon solitaire nommé Michel essaye de trouver un équilibre malgré "un rapport à la mort inquiétant". Petit Vampire, de son côté, a 10 ans depuis trois siècles et s’ennuie terriblement. Au fil des aventures qu’ils vivent ensemble, chacun sera la réponse au problème de l’autre. Une dimension thérapeutique que Joann Sfar a découverte récemment:

"J’ai appris que Petit Vampire était beaucoup utilisé pour aider des enfants qui ont vécu des agressions, des drames, des deuils et des horreurs. Non pas parce que ça relativise ce qu’ils ont vécu, mais parce que ça envisage le retour à une vie normale quand on a été cabossé. Au début, je le faisais de manière candide. Là, je le fais beaucoup plus consciemment. Il y a un personnage, le Gibus, qui assume complètement sa monstruosité: gâcher la vie des autres ne le dérange pas du tout. Petit Vampire et ses amis les monstres sont tout aussi blessés que lui, mais eux font un autre usage de leurs fêlures."
Aspirine de Joann Sfar
Aspirine de Joann Sfar © Rue de Sèvres

Pour l'auteur, c'est aussi une manière détournée d'aborder dans un contexte post-attentats des sujets comme le pardon et le retour à la vie. Dans Aspirine, autre récit de vampires existentiels, cette dimension thérapeutique est encore plus explicite:

"J’ai l’impression qu’Aspirine est plus un récit dans la veine des Animaux fantastiques que de Dracula. C’est une tentative pour s’adresser aux gamins qui auraient aimé Harry Potter il y a 15 ans sauf que le monde est [entre-temps] devenu beaucoup plus sombre et désespéré. La question est de savoir comment faire rêver des adolescents et des jeunes adultes d’aujourd’hui qui sont engagés politiquement, sans le moindre espoir et animés d’une colère parfaitement compréhensible que rien ne semble pouvoir arrêter. L’enjeu d’Aspirine est de s’adresser à ces gamins qui se prennent pour des monstres, qui considèrent l’univers comme monstrueux et de leur proposer une œuvre dans laquelle leur monstruosité va devenir une qualité: une œuvre dans laquelle ils vont se sentir mieux."

"C’est de la folie, il va y avoir des vampires partout"

Derrière les vampires et les monstres, Joann Sfar s'interroge sur les débats et les contradictions qui secouent notre monde. Dans Aspirine 2, il situe son intrigue dans une version fantasmée de l'Angleterre victorienne pour mieux aborder des sujets comme la précarité, le fanatisme religieux et l’immigration. Si l'auteur dit se méfier "du récit d’actualité dont on comprend tout de suite le sens", il ne peut s'empêcher de s'inspirer de ce qu'il vit: "La question est de savoir comment traiter ces drames actuels dans une fiction sans tomber dans la grossièreté. Ce qui est difficile, c’est à la fois d’écrire très librement sur aujourd’hui et de donner une cohérence à cet univers."

Ce paradoxe nourrit un trait comique récurrent de son œuvre qu'il accentue dans ses récits de vampires condamnés à être perpétuellement conscients de leurs fautes: "On vit dans une époque où chacun a une espèce d'hyper conscience des crimes qu’il a pu commettre", analyse le dessinateur. "On vit une hyper culpabilisation, dès le matin, dès qu’on ouvre Facebook. Chacun est conscient qu’il est un méchant. On est au-delà du relativisme. Peut-on encore raconter une histoire avec des gentils et des méchants quand tout le monde est hyper conscient de ses crimes? Je ne sais pas. J’essaye en tout cas." 

Claes Bang dans Dracula
Claes Bang dans Dracula © BBC

Dix ans après Twilight, les vampires semblent d’ailleurs avoir repris du poil de la bête dans ce monde obnubilé par les super-héros. "C’est de la folie, il va y avoir des vampires partout", s’enthousiasme Joann Sfar: "Il va y avoir un remake de Salem de Stephen King [par le scénariste de Ça, NDLR], un Dracula par Steven Moffat et Mark Gatiss [diffusé sur la BBC et Netflix, NDLR] et une série Lost Boys par la réalisatrice de Twilight malheureusement..."

Joann Sfar lui-même va poursuivre dans cette voie. Il espère toujours pouvoir monter sa série de vampires Monster's Shrink, qui a été rachetée par le groupe MediaOne dont le rêve est de concevoir à partir des projets audiovisuels de Sfar un univers partagé: "Ça m’excite, j’y mets toute mon énergie. Je ne sais pas si ça se fera. Ce qui est certain, c’est qu’on les écrits, ces projets."

En attendant Aspirine 3 et le long-métrage Petit Vampire, prévus pour 2020, le dessinateur sortira en janvier 2020 Le Dernier Juif d’Europe, la suite de son roman L’Éternel (2013): "Je ne sais pas si ce que j’écris est acceptable ou si je vais trop loin, si c’est drôle ou si c’est glaçant", annonce-t-il avant de préciser: "Je fais confiance à mes personnages." Et il sait à quel point les monstres sont plus fiables que les humains.

Jérôme Lachasse