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Joann Sfar: "La gouvernance Macron m’a rendu totalement silencieux politiquement"

Détail de la couverture du Chat du Rabbin 8

Détail de la couverture du Chat du Rabbin 8 - Dargaud

Le dessinateur sort un nouveau roman, Modèle vivant, ainsi que deux nouvelles BD, le tome 8 du Chat du Rabbin et la suite de L’Ancien Temps. Il raconte les coulisses de sa rentrée très chargée.

Après le drame, la légèreté. Si Tu n’auras pas d’autre dieu que moi et La Tour de Bab-el-Oued, les sixième et septième tomes du Chat du Rabbin, sont des albums de crise, Petit panier aux amandes, huitième volet de cette série vendue à plus d’un million d’exemplaires, se présente sous la forme d’une gourmandise, un vaudeville où il est question du poids des traditions et de religion. “Je me suis beaucoup amusé à faire ce Chat”, confie Joann Sfar.

L’histoire semble avoir déjà été racontée des centaines de fois. En couple avec Roger, Aline souhaite se convertir au judaïsme. Le rabbin, époux de Zlabya, refuse leur demande et c’est à cette dernière de donner des cours à Aline, qui découvre interloquée cette nouvelle culture, qu’elle ne cesse de questionner, sans pour autant obtenir de réponses. Pendant ce temps, Roger doute et batifole avec une autre femme, Knidelette. A moins qu’il ne soit aussi lié à une troisième femme…

Et le Chat dans cette affaire? Joann Sfar prend un malin plaisir à l’introduire au beau milieu de l’intrigue. Il n’apparaît qu’au détour d’une case, à la cinquième page, et ne parle qu’à la septième! “J’essaye de voir, d’une certaine façon, jusqu’où je peux emmerder mon lecteur, jusqu’où je peux le priver du chat”, s’amuse Joann Sfar. Ce n’est pas l’unique surprise que contient ce Petit panier aux amandes.

Le Chat du Rabbin
Le Chat du Rabbin © Dargaud

"Un album très joyeux"

Si Tu n’auras pas d’autre dieu que moi raconte “un déchirement”, “le moment où on se rend compte qu’on n’est plus le centre du monde”, et La Tour de Bab-el-Oued la faillite des religions et du vivre-ensemble, Petit panier aux amandes aborde la religion d’une manière apaisée. “C’est un jeu sur la bourgeoisie et la manière dont on occupe les femmes dans un monde bourgeois”, analyse le dessinateur. “Ça donne un album très joyeux, car on n’est pas sur des questions très graves. On est sur des questions de confort de vie: quelle religion on va se choisir, comment on va préparer sa viande, quel compagnon on va choisir dans la vie. Ce sont des questions de gens qui vont bien.”

Les gens vont bien - et les rabbins ont pour une fois le bon rôle (“Je trouve ça intéressant que l’absurdité ne soit pas dans la bouche des rabbins ce coup-ci”, dit l’auteur) et la société évolue: Zlabya, qui désormais fume, travaille. Pendant ce temps-là, les hommes voient leur monopole s’écrouler. Le dessinateur, qui aborde également ce sujet brûlant dans son nouveau roman Modèle vivant, “essaye d’être le moins actuel possible”. “J’essaye de le rendre le plus intemporel possible - et j’allais dire presque le moins militant possible”, précise-t-il. “Je me méfie beaucoup des auteurs dont on sait ce qu’ils pensent. J’aimerais bien que l’on finisse mes livres en n’étant pas sûr de ce que j’ai voulu dire.”

Face à Roger, un “type paumé” embarrassé par “la carcasse virile qu’il est obligé de porter”, mais pour qui il ressent une infinie tendresse, Joann Sfar met en scène trois personnages féminins aux caractères fort différents - Zlabya, Aline et Knidelette, le fameux petit panier aux amandes. Un détail graphique vient souligner ce chamboulement: si les personnages féminins sont dessinés d’après nature, les hommes, eux, le sont d’après imagination.

Le Chat du Rabbin 8
Le Chat du Rabbin 8 © Dargaud

A chaque album, une expérimentation

Pour cet album plus adulte aux “discussions de grandes personnes”, Joann Sfar a en effet changé de méthode de travail: “j’ai fait venir trois comédiennes que j’ai habillé avec des vêtements des années 20/30 et que j’ai fait poser pendant toute une journée. J’ai ensuite utilisé les photographies et les dessins pour faire l’album”.

Pour la première fois de la série, il a aussi adopté une structure en flashback pour surprendre lectrices et lecteurs et éviter d’aller dans la facilité tout en conservant les ressorts classiques du vaudeville. Chaque nouvel album est l’occasion pour Joann Sfar d’expérimenter: “Evidemment, on change [de style] d’un livre à l’autre, parce qu’on cherche quelque chose. On ne sait pas bien quoi. J’essaye que le style ait du sens par rapport à ce que je raconte.”

Publié en janvier, Petit Vampire tome 2 est ainsi conçu comme un film. En librairie depuis juin, Aspirine a le rythme et l’énergie des comic books américains. Sorti fin août après neuf ans d’attente, L’Ancien Temps (tome 2, Puisque tout le monde veut la guerre) emprunte les codes des jeux de rôle.

L'Ancien temps
L'Ancien temps © Gallimard

Une époque barbare

Si Petit panier aux amandes, avec ses intérieurs modernes et bourgeois, “est sans doute le plus civilisé de tous les albums du Chat”, L’Ancien temps est au contraire une épopée barbare située à une époque “où on ne sait pas encore à quelle tradition on va se vouer”. La religion y occupe aussi une place importante, mais sa représentation y est beaucoup plus sombre que dans Petit panier aux amandes.

Dans L’Ancien Temps, le dessinateur parle en effet des “premiers monothéismes avec ce qu’ils avaient d’écrasant et de sanguinaire: tout ce qui nous ressemble doit être ou converti ou détruit. Malheureusement, cette pensée qui est sans doute la plus bête du monde a perduré jusqu’à aujourd’hui”, commente le dessinateur, qui ne peut s’empêcher de parler de notre monde, même dans ses histoires les plus fantastiques. Joann Sfar travaille déjà sur la suite de cette aventure située dans une Nice fantasmée.

Bientôt un carnet très politique et Le Chat du Rabbin 9

Malgré la profusion de ses sorties, Joann Sfar n’a jamais pris autant de temps pour dessiner chaque album: “Je fais beaucoup de choses, parce que je dessine tout le temps. C’est ça la seule réponse. Dès 8 heures du matin, je suis derrière ma page et jusqu’à huit heures du soir. Je ne dessine pas vite. Je mets beaucoup plus de temps qu’avant. Larcenet le disait récemment: plus on avance dans sa carrière, plus on passe du temps sur chaque page. Des gens s’imaginent que je vais de plus en plus vite, or c’est l’inverse.”.

Les prochains mois seront consacrés à la BD. Après avoir terminé le troisième tome de Petit Vampire, il planchera sur la suite d’Aspirine, qui est déjà “intégralement écrit et partiellement dessiné”. Le neuvième Chat du Rabbin est, lui, écrit et se passera juste après le premier tome. Le lecteur pourra y retrouver une Zlabya adolescente. “C’est une très grosse histoire, qui fera dans les 150 pages. Ce sera sans doute deux albums. J’espère que ce sera marrant. Et il y aura de l’action”, prévient le dessinateur qui prépare également une suite à son roman L’Éternel.

En attendant, il sort en octobre chez Marabout un carnet “très politique” qui réunit ses dessins depuis la nuit du 13 novembre jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron: “en le lisant, on comprendra pourquoi je fais très peu de dessins politiques depuis un an ou deux. A mes yeux, on est dans une telle situation de patinage, on a tellement avancé sur rien que je ne ressens pas le besoin de commenter l’actualité. La gouvernance Macron m’a rendu totalement silencieux politiquement. Je ne suis pas du tout en situation d’opposition. Je suis en situation de mutisme.”

Jérôme Lachasse