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Cinéma

Jean-Pierre Jeunet: "Je ne vais pas me plaindre d'avoir réalisé Amélie Poulain"

Jean-Pierre Jeunet en 2017

Jean-Pierre Jeunet en 2017 - Anne-Christine POUJOULAT / AFP

ENTRETIEN - Caro et Jeunet, le duo de Delicatessen et de La Cité des enfants perdus, se reforment le temps d’une exposition à Montmartre.

Du 7 septembre au 31 juillet 2018, Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, le duo infernal qui a imaginé Delicatessen et de La Cité des enfants perdus, présentent leur "cabinet de curiosité" à la Halle Saint-Pierre parallèlement à leur carte blanche à l'Etrange Festival.

Dessins préparatoires, maquettes, objets farfelus comme le nain de jardin d’Amélie Poulain… Tout l’univers des films réalisés en solo ou en duo par Caro et Jeunet est exposé. Ils retracent leur carrière pour BFM Paris, mais aussi leurs projets et la difficulté de monter aujourd’hui des films comme Delicatessen ou Amélie Poulain.

Cette exposition, c’est quoi? Un bric-à-brac? Un cabinet de curiosités? Le paradis?

Caro: Un paradis fiscal! (rires)
Jeunet: Cabinet de curiosité, c’est pas mal. Tu as remarqué? C’est une expo visuelle. J’aime bien les expos de la Cinémathèque, mais il y a beaucoup à lire. Là, tu n’as qu’à regarder. C’est rare. C’est ce qui nous a donné envie de faire cette expo.

Elle met en avant les objets que vous avez créés pour vos films et rappelle que le cinéma, ce n’est pas uniquement des images, un scénario, de la mise en scène, mais aussi des objets, des costumes…

Caro: Et des sons, des décors… Tout est au service de l’image. Notre cinéma est issu de l’imaginaire. On a besoin de le dessiner, puis de l'extérioriser et de le communiquer. On est obligé de tout fabriquer.
Jeunet: C’est plutôt rare dans le cinéma français. Peu de cinéastes français pourraient exposer des objets.
Caro: On retrouve une tradition qui a été abandonnée, je dirais. Tout le cinéma d’avant-guerre le faisait. Et Tati, Cocteau…

"Dire qu’Amélie est un film d’extrême-droite ou facho, c’est un tout petit peu exagéré"

Vous vous êtes rencontrés il y a en 1974 au Festival d’Annecy. Comment s’est déroulée votre première rencontre?

Jeunet: Il m’a vendu un magazine, Fantasmagorie, que j’ai acheté 3 francs 50.
Caro: C’était la première revue française sur le cinéma d’animation. Je l’avais créé avec André Igual, qui a disparu depuis.

En 1981, après L’Évasion et Le Manège. vous réalisez Le Bunker de la dernière rafale. Le film reste 6 ans à l’affiche du cinéma Escurial à Paris, où il est présenté en première partie d’Eraserhead de David Lynch.

Jeunet: Jean-Jacques Zilbermann, qui était le directeur de l’Escurial, me disait qu’à l’époque, les gens demandaient à la caisse Le Bunker et non Eraserhead! Zilbermann a été obligé au bout de six ans d’arrêter de le diffuser, parce que les punks vomissaient trop dans la salle. C’était pénible à nettoyer.
Caro: Il fallait du courage pour se faire, à la séance de Minuit, Le Bunker et Eraserhead.
Jeunet: Le Bunker était un peu sulfureux à l’époque. On s’est fait un peu traiter de nazis révisionnistes.

Quand Amélie Poulain est sorti, on vous a aussi taxé de passéiste.

Jeunet: Ça, c’est de la mauvaise fois! Dire qu’Amélie est un film d’extrême-droite ou facho, c’est un tout petit peu exagéré. Ou alors ça veut dire que les gens d’extrême-droite ont pour but d’embellir la vie des autres, mais ce n’est pas ma vision de l'extrême-droite.

"On s’est fait un peu traiter de nazis révisionnistes"

Pourquoi avez-vous avez cessé de faire des films ensemble après l'échec de La Cité des enfants perdus?

Caro: La Cité a marché autant que Delicatessen, mais par rapport au coût, ce n’était pas suffisant. Le film avait coûté plus cher.
Jeunet: La productrice n’a pas déposé le bilan parce que c’était un échec, mais parce qu’il y a eu des dépassements de budgets lors du tournage. On ne va pas en reparler. Ce n'est pas à cause de La Cité qu'on a arrêté de travailler ensemble. On avait envie de faire des choses personnelles. Puis, il y a eu la proposition d’Alien, Marc a fait quelques petites interventions dessus. Et j’ai fait Amélie, qui était un tout petit film personnel au départ.

Est-ce que vous en avez assez que l’on vous parle tout le temps d’Amélie?

Jeunet: Pas du tout. J’ai beaucoup de chance d’avoir fait un film qui a été pendant douze ans le plus grand succès [du cinéma français dans le monde]. Je ne vais pas me plaindre. Ce serait un comble.

Dans l’expo, il y a une salle intéressante sur vos films fantômes, où l’on voit des croquis et des maquettes de projets que l’on ne verra jamais. Pourquoi n’arrivez-vous pas à monter vos films?

Caro: Parce que ce sont des films trop atypiques, qui ne rentrent dans aucune case: drame, comédie… Ils ne savent pas comment le vendre. Il y a eu un basculement. Le marketing a pris le dessus.
Jeunet: C’était il y a trois ans. Il y a trois ans, je pouvais faire T. S. Spivet pour 25 millions. Aujourd’hui, on me dit: "Tu n’as aucune chance de faire Amélie Poulain". Et Delicatessen a été projeté il y a pas longtemps dans un festival des films que l’on ne pourrait plus faire aujourd’hui. Ça s’est complètement refermé.

Quels sont vos projets de films?

Jeunet: J’ai deux scripts. Il y en a un que je n’arrive pas à faire, parce que ça ne parle que de sexe. Et l’autre, je vais voir. Je l’ai fini ce matin. C’est une comédie qui parle d’intelligence artificielle et de robots.

"Luc Besson voudrait produire mon film érotique"

Le film sur le sexe est-il lié au pilote sur Casanova que vous avez tourné pour Amazon?

Jeunet: Oui, le côté érotique m’a donné envie. J’ai toujours aimé faire ça. Luc Besson voudrait le produire.

Vous avez aussi réalisé un film d’animation en 2016.

Jeunet: Ça, c’est que du plaisir. C’est auto-produit. On ne demande rien à personne.
Caro: Je suis aussi en train d’en produire un aussi. C’est la liberté totale. On a besoin de fabriquer - c’est aussi ce que traduit notre expo.

Si la plupart de vos projets n’aboutissent pas, de quoi vivez-vous?

Caro: Souvent, on travaille sur des projets, on écrit un scénario et on reçoit des avances. Mais ça ne décolle pas. Je vis chichement. Je ne me plains pas. J’ai la chance de faire ce que j’ai envie de faire.
Jeunet: J’ai la chance de faire de temps en temps des grosses pubs avec des gros budgets: Chanel, Milka, Ikea… Mais pas en France. Personne ne m’appelle. C’est le snobisme de la pub: la France appelle des étrangers, et l’étranger appelle les Français.

Vous recevez encore beaucoup de scénarios?

Caro: Aucun.
Jeunet: J’en reçois pas mal, mais je n’ai pas trop envie d’aller me faire chier chez les Américains. Depuis que j’ai refusé Harry Potter, je reçois moins de blockbusters. Il y a des choses intéressantes, mais il faut avoir envie. La liberté, c’est plus précieux. A 64 ans, je n’ai pas envie d’avoir quelqu’un derrière l’épaule qui me dit ce que je dois faire.

"J’ai refusé Harry Potter"

Pourquoi avez-vous refusé Harry Potter?

Jeunet: C’était une semaine après le lancement d’Un Long dimanche de fiançailles et il fallait commencer la semaine d’après. J’étais épuisé. Et puis quand tu as tout sur la table, les costumes, le casting… tu n’es plus là que pour dire "Moteur". Ça ne m’emballait pas. Sur Harry Potter, le réalisateur n’a pas de place du tout. C’est un technicien.

Vous pensez qu’il y a encore de la place pour votre imaginaire débridé dans le cinéma contemporain?

Jeunet: Il y a encore des films intéressants qui se font, comme Whiplash. Les meilleurs, ce sont les Mexicains: The Revenant, Gravity - même si le scénario n’est pas génial. Ce sont de petits films qu’ils arrivent à imposer à Hollywood. Après, il y a d’autres projets comme la VR (Réalité Virtuelle, NDLR) qui nous intéressent. J’ai un petit projet, Marc aussi. Ce qui me chagrine un peu, c’est la qualité des casques qui n’est pas optimum, mais ça va venir.

Jérôme Lachasse